Ce n’est pas faux. La publication en 1973 de l’essai sociologique Du côté des petites filles, écrit par Elena Gianini Belotti a eu un gros retentissement. Cet ouvrage, qui s’est penché sur les crèches, les écoles et les familles et la façon dont ces institutions transmettaient les stéréotypes, est d’ailleurs toujours considéré comme un classique mais n’a pas eu réellement d’impact sur la recherche à cette époque.

Il est vrai qu’en Europe ces recherches sur la socialisation différenciée des filles et des garçons sont récentes. À l’origine, existaient aux États-Unis les women studies, soit des femmes qui étudiaient la situation des femmes, que ce soit dans le monde de l’art, scolaire, politique (droit de vote) ou professionnel… Progressivement, ces recherches ont basculé sur les «études genre», qui balayaient le monde adulte et n’étudiaient plus seulement les femmes. Ce n’est qu’après (et encore plus tardivement en Europe) que l’on a regardé avec des lunettes «genre» le monde de l’enfance.

Mais, avant que l’on se penche de manière globale sur le monde de l’enfance suivant une perspective «genre», ce sont différents domaines qui ont été approchés avec ce regard, la famille d’un côté (en regardant si l’on éduquait différemment les filles et les garçons), le monde scolaire de l’autre. Et parfois, dans un domaine, un seul des deux sexes était étudié.

Ainsi, dès le milieu du XXe siècle, un courant de recherche féministe analysant la question de l’éducation des filles s’est développé en Europe. Ces chercheuses dénonçaient le fait que les filles n’aient pas le droit aux mêmes études que les garçons et donc que les voies professionnelles qui leur étaient ouvertes fussent réduites. Ces recherches ont été menées dans un contexte de libération des femmes: pour qu’une femme puisse être indépendante de son mari, il fallait qu’elle ait un travail et, pour cela, il lui fallait une formation adaptée.

Si, dans les années 1990, les chercheurs se sont penchés davantage sur le monde de l’enfance dans une optique «genre», c’est parce qu’ils ont pris conscience que les filles, depuis les années 1970, avaient de meilleurs résultats scolaires que les garçons et que la mixité n’engendrait pas une véritable égalité scolaire et encore moins une égalité professionnelle hommes-femmes – alors qu’auparavant on pensait qu’un même accès à l’instruction allait permettre de régler les inégalités dans le monde du travail. Cette prise de conscience a engendré dans les années 2000 un débat sur la mixité scolaire, mais dans un prisme très spécifique: il s’agissait de se demander si la mixité était néfaste à la formation des garçons et à la construction de leur identité masculine.

Se poser la question de l’implication globale de la différenciation genrée sans partir d’un domaine précis ou d’un sexe particulier est extrêmement récent en Europe: c’est seulement depuis le milieu des années 2000 que l’on regarde le monde de l’enfance dans sa globalité sous le prisme du genre. Analyser les «agents périphériques» de la socialisation de l’enfance (jouets, sports, vêtements, littérature enfantine, etc.) sous l’angle du genre et de manière interdisciplinaire (et non plus uniquement sous l’angle sociologique) est tout à fait nouveau. Il en va de même pour le fait de ne pas uniquement constater les différences entre filles et garçons, mais d’essayer d’en expliquer les origines et les implications. C’est dans ce contexte que des ouvrages issus du domaine des neurosciences et tentant de démêler les influences du social et du biologique dans les disparités filles-garçons ont été publiés récemment. Très documentés, ces ouvrages ont d’ailleurs tendance à souligner l’influence du social au détriment du biologique.

Mais, dans les mentalités, malgré ces ouvrages récents et le fait qu’ils soulignent l’influence majoritaire du contexte social, les choses restent figées: les gens pensent que les différences hommes-femmes sont biologiques et, en naturalisant la différence, ils l’amplifient. Car il devient très difficile de mener des actions contre ces différences filles-garçons si les adultes sont persuadées que l’origine de la différence se situe dans les chromosomes.

Quant aux institutions à visée égalitariste à destination des enfants, elles sont rares – il existe davantage d’actions pour «réparer» les inégalités dans le monde adulte. Et quand elles existent, elles sont souvent menées soit du côté des garçons soit du côté des filles (il y a souvent corrélation entre le sexe des auteurs et celui des personnes victimes de discrimination qui sont défendues). Difficile alors de promouvoir des modèles positifs pour les filles et les garçons sans se mettre à dos les féministes pures et dures, pour lesquelles il faut d’abord prendre la défense des femmes, qui ont souffert de la phallocratie depuis des siècles, ainsi que les masculinistes, qui souhaitent défendre les garçons, qui seraient en train d’être culturellement «castrés».

La seule façon institutionnelle de tenter de remédier à ces inégalités dans le monde de l’enfance est de passer par l’école. Il est vrai que, souvent, les enseignants ne sont pas formés à ces questions. Et que, même lorsqu’il existe des brochures, ils ne savent pas forcément comment les utiliser, surtout lorsqu’ils sont convaincus comme la majorité des adultes que l’égalité est acquise pendant l’enfance puisque filles et garçons ont les mêmes droits et que l’école est mixte.

Mais cela n’empêche pas que des initiatives soient prises de manière éparse, au niveau d'une région en Suisse, d’un bureau de l’égalité en Belgique ou d’une académie en France. De même, sont mises sur pied des journées de l’égalité au sein des écoles ou des formations des professionnels de l’enfance aux questions du genre. Des colloques sont également organisés sur ces questions et, plutôt que d’être uniquement destinés à la communauté scientifique, ils s’ouvrent plus largement aux acteurs du terrain. Lorsque ces interventions sont filmées, les vidéos sont mises en ligne. On trouve aussi des fiches pédagogiques permettant de traiter le genre avec les élèves ou des guides d'observation du comportement des enseignants.

L’autre possibilité pour que le débat sur cette éducation cloisonnée des filles et des garçons évolue, c’est d’informer au maximum les parents. Pour éviter de n’avertir que ceux qui sont déjà convaincus et informés, les conférences et les livres ne suffisent pas, parce qu’ils ne touchent que des CSP+, alors que la différenciation filles-garçons est encore plus frappante dans les couches défavorisées de la population. Internet semble un moyen d’atteindre des citoyens venant de tous les horizons – c’est d’ailleurs un des buts poursuivis par ce site.

Il s’agit aussi de dépasser les craintes d’une certaine frange de la population qui croit que l’égalité est synonyme d’indifférenciation et craint qu’il n’y ait plus ni filles ni garçons, alors que ces actions ont pour objectif d’ouvrir le champ des possibles pour les enfants de chaque sexe. Comme ces recherches globales sur le genre sont encore très récentes (Elena Gianini Belotti était vraiment précurseure dans ce domaine), on peut se dire qu’il faut attendre encore quelques années pour que leur contenu soit vulgarisé et connu du grand public.