Les albums illustrés ont beau être perçus comme un objet culturel valorisé, en tout cas plus que les dessins animés étant donné que le livre est considéré comme un accès au savoir, ils ne transmettent pas que des valeurs positives. La littérature enfantine reste un univers fortement sexué, véhiculant des représentations biaisées du masculin et du féminin, que ce soit par l’intermédiaire de personnages adultes ou enfants ou même d’animaux anthropomorphiques. Ces images vont être intériorisées par les enfants: la plupart des petits garçons et petites filles vont réclamer une histoire le soir avant le coucher et faire ainsi des ouvrages illustrés un des premiers supports d’échange avec leurs parents.

Les adultes croient en toute sincérité que, dans les livres pour enfants, le sexisme n’existe pas (ou tout du moins beaucoup moins qu’avant). Il est vrai que la forme des ouvrages est plus moderne: le style des dessins est plus varié, s’apparentant parfois à la bande dessinée, les livres sont parfois interactifs, avec des scratchs, des languettes à tirer. Mais cette évolution de la forme nous berce d’illusions sur les changements du fond des histoires!

Plusieurs études d’envergure ont ainsi été menées sur les ouvrages pour enfants publiés en français, sans aucun biais de sélection. Les résultats sont tranchés: en termes quantitatifs (proportion de héros par rapport à la présence des héroïnes), qualitatifs (contenu de l’histoire, texte et images) et comparatifs (par rapport à l’évolution de la société), le féminin, qu’il s’agisse des personnages de sexe féminin mais aussi des valeurs associées au féminin, est largement péjoré.

Quantitativement, il existe dix fois plus d’ouvrages pour les tout petits avec pour personnage principal un individu de sexe masculin qu’une héroïne. Les filles ont donc moins de modèles à leur disposition que les garçons, et ce à un âge où les enfants, quand on le leur demande, confirment qu’ils préfèrent des histoires avec un personnage principal de leur propre sexe. Mais, en raison de l’androcentrisme qui habite notre société, les adultes considèrent qu’une histoire où un garçon est le héros conviendra aux deux sexes et, inconsciemment, se disent que l’histoire d’une héroïne ne plaira qu’aux filles. Le héros étant plus vendeur que l’héroïne, les maisons d’édition s’adaptent à la demande.

Mais elles ne s’arrêtent pas là: les représentations des deux sexes sont très stéréotypées. Ainsi, les personnages ne sont pas dessinés de la même façon suivant leur sexe. Les filles ont toujours sur elles des colifichets rappelant qu’elles sont de sexe féminin: elles sont en jupe ou en robe, ont des cols avec de la dentelle, portent des habits de couleur rose ou violette, des chaussures vernies, des barrettes ou des bijoux… Tandis que les petits garçons sont représentés de manière plus asexuée, avec un pull, un pantalon, les cheveux courts, etc. À un âge où filles et garçons ont rarement les cheveux longs, les dessins des garçons des livres intronisent une représentation du masculin neutre et sous-entendent qu’il faut «quelque chose en plus» pour être une fille. Ces images, les enfants les retiennent. Au point que, si on leur présente une illustration d’un enfant asexué, ils projetteront à 90% sur cet être neutre une identité masculine et lui donneront un prénom masculin.

Ce sexisme n’est pas anecdotique. Les modèles proposés aux garçons comme aux filles sont terriblement stéréotypés et vont engendrer des choix, notamment en termes professionnels, plus restreints. Filles et garçons sont cloisonnés par les codes sexués. Les personnages de petites filles sont beaucoup plus insérés dans l’univers familial, en compagnie de papa, maman, des frères et sœurs, et notamment des plus jeunes, qu’ils pourront materner. Sans compter que les petites filles des livres sont représentées en majorité dans la cuisine, la chambre à coucher, notamment sur le lit, ou dans le jardin, qui, s’il est un lieu extérieur, reste un endroit privé. Alors que les petits garçons évoluent dans un univers amical, entourés de copains et copines et font soit du sport, soit des bêtises (mettant par exemple leur chambre en chantier, renversant leur tasse de lait pour le goûter…). Lorsqu’ils sont en intérieur, on les retrouve dans le salon, la pièce commune. En extérieur, ils jouent dans les champs, la forêt, courent sur le terrain de jeu, de football, etc.

Certes, les petites filles sont de plus en plus présentées à travers des activités étiquetées comme masculines. On voit des personnages féminins grimper aux arbres. Mais les petits garçons jouant à la poupée ou simplement exprimant leurs sentiments sont difficiles à trouver dans les ouvrages pour enfants. Et, lorsqu’ils existent, ils sont présentés négativement et seront sujets à moqueries. Ainsi, la littérature enfantine consacre l’idée qu’il est positif d’être un garçon manqué mais que les garçons ne doivent pas devenir des «fillettes» ! Non seulement les activités des filles et des garçons sont circonscrites suivant les stéréotypes de genre, mais une hiérarchie entre les sexes est également établie, puisqu’il est accepté qu’une fille agisse comme un garçon tandis que l’inverse est prohibé.

Les animaux ne sont pas exempts de cette diffusion de représentations sexistes. On les imagine neutres. Alors que, même lorsqu’ils ne sont pas sexués à travers leurs habits, leur prénom ou la grammaire, ce qui est rarissime, ce ne sont pas les mêmes animaux qui sont utilisés pour représenter des personnages masculins ou féminins. Ainsi, on retrouve les animaux de la savane (lion, éléphant, rhinocéros) ou ceux associés à la puissance, la taille ou la force dans l’imaginaire collectif (ours, loup) pour représenter le masculin – ce sont d’ailleurs ces animaux-là que l’on retrouve sous forme de peluches dans les rayons garçons des magasins de jouets. A contrario, ce sont les animaux plus petits en taille, en force ou en valeur, comme la souris, la taupe ou les insectes, qui sont utilisés pour représenter des protagonistes féminins.

Ces animaux sont toujours associés par l’enfant à un sexe. Ainsi, un singe en train de regarder la télévision est vu comme un papa, le symbole «fauteuil-télévision» étant assimilé au masculin puisque l’on retrouve statistiquement plus de personnages masculins dans cette posture. Idem si un ours lit le journal, et ce même s’il porte un collier de perles, la lecture du journal étant plus fréquemment perçue comme une activité d’hommes. En revanche, si un ours porte un tablier, quelle que soit sa position ou son activité, il renvoie immédiatement à l’image de la mère.

Que les personnages soient des animaux ou des humains, les femmes sont cantonnées aux activités maternantes ou domestiques. Les protagonistes féminins sont souvent représentés à l’intérieur et dans un lieu privé, le foyer (ce qui renvoie aux oppositions intérieur-extérieur et privé-public qui catégorisent les deux sexes). Ils sont également plus souvent vêtus de tenues d’intérieur ou domestiques, à l’instar du tablier dont est affublée Maman souris même si elle n’est pas en train d’effectuer une tâche salissante et qu’elle va chercher ses enfants à l’école. Inversement, les personnages hommes revêtent des tenues professionnelles (uniforme de postier, blouse de médecin, etc.).

Ainsi, dans la littérature enfantine, les femmes sont pour l’essentiel des mamans et il est rare qu’elles exercent des activités professionnelles: l’insertion familiale prédomine. Les mamans sont en majorité cantonnées à un rôle domestique: elles font le ménage, la vaisselle (dans les ouvrages illustrés, le lave-vaisselle est inexistant), la cuisine… Lorsque les femmes travaillent, leurs métiers sont peu diversifiés et stéréotypés: elles sont soit maîtresse d’école (domaine de l’éducation), soit coiffeuse ou infirmière (domaine de l’esthétique et du soin), soit caissière ou boulangère (domaine de la vente). Les mères sont alors présentées comme disponibles à plus de 100% pour leurs enfants, ce qui risque d’être culpabilisateur pour les vraies mères, qui peuvent avoir du mal à trouver un équilibre entre vie privée et vie professionnelle, mais nie aussi l’existence de ces mamans qui travaillent. Les enfants se demanderont parfois pourquoi leur maman ne reste pas à la maison.

En revanche, ils ne questionneront pas l’activité professionnelle de leur père puisque, dans les livres, tous les papas travaillent. On ne sait pas toujours quel est le métier qu’ils exercent, mais des indices sont là dans l’histoire et dans les illustrations pour faire comprendre qu’il a un emploi: le papa part tôt le matin, il revient avec une mallette à la main… Les professions qu’ils exercent sont plus variées (est offert au sexe masculin un plus large éventail de professions), mais une revient souvent, celle de médecin de famille ou de pédiatre, et ce alors que c’est une profession majoritairement exercée par des femmes dans la vie réelle. Et quand ils ne sont pas au bureau, ils sont au parc avec les enfants, lisent le journal ou regardent la télévision. Les activités récréatives, avec ou sans enfants, et l’accès au savoir (par le biais du journal) sont réservés aux papas, tandis que les mamans donnent le bain aux enfants, leur lavent les dents, les emmènent à l’école, chez le médecin ou vérifient qu’ils font leurs devoirs.

Ces représentations sexuées des rôles parentaux consacrent les stéréotypes de genre. Et ne suivent pas les évolutions de la société. La manière de représenter les femmes correspond à ce qui existait dans les années 1950. Depuis, les femmes sont massivement entrées dans le monde du travail, mais cette féminisation des professions est inexistante dans la littérature enfantine. Les femmes continuent d’être représentées presque uniquement à travers le prisme privé, tandis que l’implication en hausse des pères dans l’éducation de leurs enfants a été reprise de suite dans les livres illustrés. Il ne s’agit donc pas d’une retranscription par les auteurs de la situation familiale qu’ils ont vécue dans leur enfance mais de représentations sexistes.

Il faut alors ouvrir le champ des possibles et lire aux enfants des histoires où la répartition des rôles est moins sexuée. C’est ce à quoi s’emploie l’association lab-elle. Cela fonctionne: lorsque l’on demande à des petites filles quel est le métier qu’elles veulent faire plus tard après avoir mis à leur disposition des livres où les femmes exercent des professions diverses, on constate que leurs réponse sont plus variées.