C’est vrai: entre 0 et 6 ans, les enfants ne sont pas accueillis de la même façon à la garderie, la crèche ou l’école maternelle suivant qu’ils sont de sexe masculin ou féminin. Peu d’études se sont penchées sur ce sujet dans le monde francophone, mais celles qui ont été menées étaient d’une envergure suffisante pour que leurs résultats soient pris en compte avec sérieux et intérêt. Il s’avère que ces recherches d’observation, pendant lesquelles un expérimentateur se pose dans l’institution enfantine et observe ce qu’il s’y passe mènent à la même conclusion: que ce soit pendant le moment de l’accueil, le déjeuner ou le goûter, le personnel a beau penser qu’il s’occupe d’enfants et non de filles et de garçons et donc qu’il ne fait aucune différence suivant le sexe, l’univers global dans lequel les enfants évoluent est sexué.

De la décoration – qu’il s’agisse du casier où l’enfant range son sac-à-dos ou du porte-manteau auquel il accroche ses affaires, les étiquettes ne sont pas de la même couleur et n’arborent pas les mêmes effigies suivant son sexe – aux jetons utilisés pour le tableau d’appel pour savoir qui est présent ou absent et dont la couleur varie selon le sexe, la différence de sexe est sans arrêt pointée du doigt, sans que les professionnels de l'enfance en aient conscience. La couleur rose est ainsi utilisée uniquement pour les filles et bannie pour les garçons. Lors du goûter, si l’adulte a en main une cuillère rose, il en prendra une d’une autre couleur pour la donner au petit garçon en face de lui. De même, si l'adulte a sous la main un feutre rose et qu’il souhaite écrire les noms des enfants au dos des dessins qui viennent d’être réalisés, il prendra un stylo d’une couleur différente pour «signer» le dessin d’un garçon.

L’accueil des enfants le matin n’échappe pas à la règle: les membres du corps éducatif ne prononcent pas les mêmes mots. S’ils s’adressent à une petite fille, ils se focaliseront sur l’aspect esthétique: «Bonjour princesse! Dis donc, tu as mis des collants de la même couleur que tes barrettes aujourd’hui!», «T’es toute jolie, fais tourner ta jupe pour voir!». Il s’agit à chaque fois de remarques factuelles et non de questions, qui sont réservées aux garçons: «Salut mon grand! T’as fait quoi ce week-end? T’es allé ramasser des champignons?» Lorsque l’on pointe du doigt cette différence de comportement au personnel éducatif, il rétorque que les petites filles attendent ces flatteries et sont déçues si personne n’a remarqué leur nouvelle robe. Il est vrai qu’il est difficile de répondre aux attentes des enfants sans adopter un comportement différencié suivant le sexe. Mais pourquoi ne pas dire aussi à un garçon qu’il a un joli pull et demander aux filles quelles ont été leurs activités du mercredi ou du week-end?

D’autant qu’il ne s’agit pas que de quelques mots lors de l’accueil des enfants le matin. C’est tout au long de la journée que filles et garçons ne sont pas encouragés de la même façon. Aux petites filles on demandera d’aider à effacer le tableau, de ranger la salle de classe, soit des activités quotidiennes, de routine. Tandis qu’on posera aux garçons des questions ouvertes, on les sollicitera pour des nouveaux jeux… Sont ainsi renforcés les stéréotypes: les filles font office d’auxiliaires pédagogiques (puisqu’il leur est fréquemment demandé de ranger, ce qu’elles vont finir par faire spontanément, ou d’aider leurs camarades de sexe masculin, tandis que la situation inverse est très rare) et sont vues comme l’incarnation de la tranquillité, tandis que les garçons sont perçus comme agités. Les représentations genrées auxquelles les enfants ont été habitués par la publicité ou la littérature enfantine sont ainsi confortées.

Cet androcentrisme, présent dans les ouvrages qui sont lus aux enfants par la quasi-omniprésence de personnages masculins, est d’ailleurs souvent questionné par les petites filles par le biais de la langue française: «Maîtresse, tu parles des hommes préhistoriques. Et les femmes préhistoriques, elles faisaient quoi?» ou «Dans l’histoire du bébé phoque, comment on dit un bébé phoque si c’est une fille?» Or les recherches mettent en évidence que le personnel éducatif ne rebondit pas sur ces questions sexocentrées des fillettes.

Résultat: il n’est pas étonnant que les rôles sexués soient reproduits très précocement. Et ce même dans le jeu libre, où l’on observe une domination masculine et un effacement des filles. Ainsi, lorsque les enfants s’occupent eux-mêmes avec les jeux mis à disposition et que les adultes sont là pour veiller sur eux mais n’interviennent que très peu, les pousseurs à quatre roues sont pris d’assaut par les garçons. Il y a moins de jeux que d’enfants, mais ce sont les garçons qui vont s’emparer majoritairement (et parfois brutalement) de ces jeux-là. Autre exemple: si les filles jouent ensemble dans l’espace dînette, il arrive que les garçons arrivent et jettent tout. À partir de l’irruption des garçons, les filles vont cesser le jeu.

Les éducateurs, qui ne sont pas forcément formés à observer le jeu libre avec des lunettes «genre», peuvent soit rester neutres et laisser les enfants se débrouiller entre eux, soit intervenir parce qu’ils assistent à une reproduction précoce des rôles sexués. Mais il s’avère que l’indiscipline et la brutalité sont des comportements plus autorisés côté garçons, tandis que les filles seront davantage stigmatisées pour les mêmes actions mais seront en revanche autorisées à laisser s’exprimer leurs émotions. Par exemple, si elles pleurent lorsque les parents leur disent au revoir le matin, elles seront câlinées – tandis que le garçon qui sanglote pour les mêmes raisons ne sera pas dorloté.

Ces stéréotypes se retrouvent dans la place qui est réservée aux parents des enfants. Le temps de l’accueil est souvent plus important quand c’est la mère qui a amené son enfant que lorsque c’est le père qui est accompagnateur (le temps d’accueil le plus long est consacré à une maman amenant sa fille à l’école, le temps le moins long à un papa conduisant son fils). Aux pères qui viennent chercher leurs enfants le personnel éducatif ne manquera pas de dire: «Dites à votre femme que…» Ce qui sous-entend que c’est la mère et non le couple qui est responsable de l’enfant. La preuve: lorsque l’enfant est malade pendant la journée, c’est la mère qu’on appellera plutôt que le père! Et, lorsque les deux parents sont présents, l’éducateur va s’adresser davantage à la mère, lui accorder davantage d’attention, ne serait-ce qu’au niveau du regard. Difficile alors pour le père de se sentir investi et de prendre sa place…

Tous ces comportements du personnel éducatif ne sont pas intentionnels. Il semble donc important d’amener les professionnels à s’interroger sur leurs pratiques. L’objectif: qu’ils observent de manière scientifique leurs comportements et se rendent compte qu’ils s’adressent effectivement différemment aux filles et aux garçons même si ces institutions enfantines sont pensées en termes universels. En Suisse, un guide à destination des professionnels de l’enfance a ainsi été mis sur pied.