Il est vrai que, dans les espaces de vie enfantine, pour s’inscrire dans la visée universaliste et égalitariste prônée par notre société, les enfants ne sont pas vus comme des filles et des garçons mais plutôt comme des êtres neutres, quasi génériques, en tout cas asexués. Fille ou garçon, nous avons affaire à des enfants, point barre.

Le coin poupée est donc pensé de cette façon: il est conçu pour les enfants des deux sexes afin de favoriser le jeu symbolique et est perçu comme important, voire nécessaire, pour le développement cognitif et affectif de l’enfant quel que soit son sexe.

Le poupon a en effet un effet cathartique: lorsque les enfants, filles comme garçons, jouent avec, ils se mettent à la place du père ou de la mère en train de s’occuper de Bébé, rejouent des scènes vécues dans le cadre familial et se libèrent ainsi des éventuelles tensions et conflits éprouvés. Imiter des séquences de la vie quotidienne favorise aussi leur compréhension du monde. C’est pour cela que l’on parle de jeu symbolique. Le poupon est ici vu comme un moyen de prédilection pour imiter le vécu tout en l’enrichissant d’autres détails, ce qui développe l’imagination et la créativité.

Si le coin poupon est donc conçu en théorie comme un espace de jeu symbolique et cathartique et est destiné à tout le monde, soit aux filles comme aux garçons, on peut parfois constater que, tel qu’il est aménagé en pratique, il fait davantage référence à un univers féminin que masculin. Une aire de jeu avec des berceaux roses, de la dentelle et des poupons uniquement de sexe féminin est plus difficile à investir par les garçons que par les filles. Comme souvent la problématique genre est éclipsée en crèche, ce genre de paradoxe ne saute pas forcément aux yeux du personnel éducatif.

Pas étonnant alors que les enfants s’approprient différemment selon leur sexe cet espace spécifique, ne serait-ce aussi que parce que le monde commercial destine le coin poupée aux filles (pas de poupons dans les rayons pour garçons des magasins de jouets) et que les représentations des parents suivent: «Jouer à la poupée, c’est un truc de filles!».

Des jeunes enfants entre 2 ans et demi et 3 ans et demi ont ainsi été observés en train de jouer dans le coin poupon. Il s’avère que les garçons sont aussi nombreux à s’y rendre et à l’utiliser dans une fonction symbolique que les filles. Les petits garçons vont jouer à s’occuper du bébé, à reproduire les gestes quotidiens, comme le fait de pouponner l’enfant, de le prendre dans ses bras et de lui raconter une histoire avant d’aller le coucher: on peut donc être de sexe masculin et avoir envie de «materner».

Toutefois, beaucoup plus de garçons que de filles vont utiliser ce coin hors contexte symbolique et cathartique. Il peut leur arriver ainsi de prendre un sac, de le remplir avec des objets de dînette, d’habits de poupée et du poupon lui-même et ensuite de le renverser en haut du toboggan et de s’amuser à voir descendre tous ces objets – quand il n’utilise pas le poupon comme un ballon de foot. Tandis qu’une fille remplira le sac en question en se disant qu’elle part pique-niquer avec son bébé, qu’il faut donc qu’elle emporte de quoi manger mais aussi de quoi le changer, et portera la poupée dans ses bras. Il est ainsi beaucoup plus rare de voir des filles se servir du poupon autrement que dans son utilisation symbolique.

Les réactions des enfants dans le coin poupon varient aussi suivant la composition du groupe d’enfants qui y joue:

  • Lorsque plusieurs filles se retrouvent ensemble dans le coin poupée, il est fréquent qu’elles l’utilisent dans son sens symbolique, en inventant une histoire, s’amusant à nourrir le poupon et à le coucher.
  • Lorsqu’un garçon et une fille jouent ensemble dans le coin poupon, ils reproduisent alors de façon tout aussi fréquente que frappante les schémas traditionnels. C’est-à-dire qu’ils ne joueront pas côte à côte mais ensemble, en s’auto-attribuant le rôle de papa et de maman et en se répartissant les tâches de façon stéréotypée.
  • Il est rare que plusieurs garçons jouent ensemble dans le coin poupée et encore plus qu’ils y jouent symboliquement. Il est rarissime que l’on y voie un qui prépare le biberon et l’autre qui couche le bébé; la plupart du temps, ils seront dans ce soin pour tout démolir.

Cela signifie donc que les garçons comme les filles savent utiliser le coin poupée dans sa portée symbolique mais que le conditionnement de la société pousse davantage les filles que les garçons à y jouer. Peu importe que les éducateurs aient mis à disposition de tous les enfants ce coin et qu’ils l’aient pensé comme universaliste, accessible à tous. Ils ne peuvent empêcher que le secteur commercial et l’entourage familial fassent de la poupée un «truc de filles».

Le non-interventionnisme des éducateurs ne permet pas un véritable jeu libre. La preuve: vers l’âge de 4 à 6 ans, seules les filles investiront le coin poupée dans son sens symbolique. Et si jamais un garçon veut venir jouer, il sera confronté au refus des filles: «T’as pas le droit de venir là, t’es pas une fille.» Les enfants, qui seront alors dans une phase de rigidité de respect des codes sexués, auront intégré que, la poupée, c’est pour les filles. Pas parce que les filles sont les seules à être suffisamment soigneuses et attentionnées pour jouer avec Bébé, pas parce qu’elles ont une préférence innée pour ce jeu symbolique, mais bien parce que nous poussons, sans forcément nous en rendre compte, les enfants à adopter des comportements stéréotypés. On voit ainsi peu de parents offrir un poupon à leur petit garçon.